Autorités de régulation : quel rôle ?
Le débat, pour ne pas dire la polémique, soulevé par la diffusion sur une chaîne de télévision publique d’un spectacle de musique donné dans le cadre du festival Mawazine met en évidence la place qu’occupent les « autorités de régulation » dans les rouages de l’Etat. En réaction à cet «incident», le gouvernement, malgré tous ses pouvoirs, s’est résigné à la saisine de la Haute Autorité de l’Audiovisuel (HACA), instance indépendante chargée de la régulation du secteur de l’audiovisuel. Bénéficiant d’une indépendance vis-à-vis de l’exécutif, les autorités de régulation acquièrent une position de plus en plus importante au point que certains s’interrogent au sujet de leur légitimité démocratique. par C.A.H.
Le Maroc a entamé dès le début des années quatre vingt dix du siècle dernier, des réformes importantes aussi bien sur le plan économique que sur le plan politique. Conscients que les nouveaux défis ne pouvaient pas être relevés par les acteurs étatiques classiques, les pouvoirs publics ont opté, en suivant l’exemple de grandes démocraties à travers le monde, pour la création d’«autorités de régulation» (dénommées autorités administratives indépendantes en France et autorités quasi-gouvernementales au Royaume-Uni) ayant pour mission de réguler des secteurs à la fois stratégiques et sensibles en termes politiques et économiques.
Gestion, compétence et neutralité
Notons tout d’abord que cette politique donne lieu au Maroc à des lectures multiples. Si d’aucuns estiment qu’il s’agit d’une stratégie de l’« Etat profond» de neutraliser les velléités de certaines forces politiques, d’autres y voient la meilleure manière de gérer des affaires dont la sensibilité et la complexité exigent à la fois de l’indépendance et de la compétence. Certes, les calculs politiques sont toujours présents à l’occasion de telles réformes, mais il faut admettre que ce n’est pas une innovation marocaine ; il s’agit au contraire d’un phénomène qui s’est développé depuis longtemps dans les grandes démocraties libérales.
Au Maroc, l’introduction de ces nouvelles entités dont le statut déroge au droit commun, a coïncidé avec l’ouverture économique et politique du pays. Dans le domaine politique, notamment celui de la protection des libertés et droits des citoyens, plusieurs instances ont été créées; le Conseil Consultatif des Droits de l’Homme (remplacé par le Conseil National des droits de l’homme), Diwan Almadhalim (remplacé par l’institution du Médiateur), la Haute Autorité de l’Audiovisuel, l’Instance Centrale de la Prévention de la Corruption et la Commission Nationale de Contrôle de Protection des données à caractère personnel. Mais c’est dans le domaine économique où cette formule a reçu le plus d’applications. L’exemple le plus ancien est celui de Bank Al Maghrib, suivie du Conseil Déontologique des Valeurs Mobilières (Autorité Marocaine du Marché des Capitaux depuis 2013), de l’Agence Nationale de Réglementation des Télécommunications, du Conseil de la Concurrence, de l’Agence Nationale des Ports et de l’Autorité de Contrôle des Assurances et de la Prévoyance Sociale. Le processus ne semble pas s’arrêter, puisque d’autres projets sont déjà dans le pipeline comme celui de la création d’une autorité de régulation pour le secteur énergétique.
Indépendance vis-à-vis de l’exécutif
Le statut juridique des autorités de régulation n’est pas uniforme. La qualification de leur forme est disparate, le Conseil National des droits de l’homme est « une institution nationale pluraliste et indépendante», le Médiateur est «une institution nationale indépendante», le Conseil de la Concurrence est «une institution indépendante», la Banque Centrale et l’Autorité du Marché des Capitaux ont le court qualificatif de «personne morale publique». Seule l’Agence Nationale des Ports est érigée en établissement public.
Le principal trait caractérisant ces instances réside dans leur indépendance vis-à-vis de l’exécutif. Mais là aussi le régime n’est pas uniforme, le degré d’indépendance varie d’une instance à une autre. Si la Banque centrale bénéficie d’un bon degré d’indépendance, l’agence Nationale des Ports est tout simplement placée sous le contrôle de l’Etat, à l’instar des établissements publics classiques, alors que la CNDP est «instituée» auprès du Chef du gouvernement. Quant aux organisations de protection des Droits de l’homme et des libertés, leur indépendance vis-à-vis du gouvernement est plus accentuée, puisqu’elles bénéficient de la «protection tutélaire» de S.M. le Roi.
Même si le périmètre d’action des organismes de régulation marocains demeure relativement limité par comparaison à d’autres pays comme le Royaume-Uni, la France ou la Turquie, il faut admettre qu’il couvre des secteurs d’une grande importance comme la banque, l’assurance, le marché des capitaux, les télécommunications, l’audiovisuel, les droits de l’homme , l’activité portuaire et la concurrence. Leurs attributions sont en général très larges, au point parfois de choquer les sensibilités de certains hommes politiques qui voient une partie importante du pouvoir politique leur échapper au profit de technocrates qui bénéficient d’une forte autonomie de prise de décision et qui n’ont pas de comptes à rendre au gouvernement.
Le plus frappant, c’est que les autorités de régulation disposent de pouvoirs qui, traditionnellement ne sont pas cumulables ; elles règlementent, contrôlent et prononcent les sanctions. L’un des exemples les plus parlants est celui de la Banque centrale ; la loi bancaire se limite souvent à énoncer les principes et donne au Wali le pouvoir de réglementer, de contrôler et de sanctionner. Si ce schéma s’apprête facilement à la critique, il faut reconnaître qu’il s’agit d’un choix délibéré de l’Etat qui s’est rendu compte de l’incapacité des acteurs classiques de gérer d’une manière efficiente et responsable, certains secteurs économiques et d’assurer la protection des droits et libertés des citoyens. Mais ne s’agit-il pas d’une option qui nuit à l’orientation démocratique du pays ? N’est-il pas plus démocratique de confier le pouvoir aux seules autorités élues ?
L’absence de contrôle peut nuire à la mission
La réponse à ces interrogations mérite d’être nuancée, le Maroc s’est engagé dans ce processus de création des autorités de régulation dans une phase marquée par une ouverture démocratique sans précédent. De même, la Constitution de 2011 dont l’apport en matière des libertés et droits humains est très consistant, a réservé une place de choix aux instances de régulation en les traitant sous le titre d’«institutions de protection des droits et libertés et de bonne gouvernance».
Au stade actuel de son développement, le schéma démocratique classique a laissé apparaître des insuffisances tant en matière de gouvernance, qu’en matière de protection des droits et libertés. En effet, le recours à des autorités administratives pour protéger les droits des citoyens peut être traduit comme une méfiance vis-à-vis des élus et aussi du système judiciaire qui n’est pas toujours efficace en la matière. Quant à la régulation économique, elle traduit aussi l’incapacité des élus à gérer certaines activités avec neutralité et compétence. C’est dire que la technocratie peut servir la démocratie, en apportant de l’expertise et de la rigueur dans la gestion des affaires économiques d’une part et de la neutralité et de l’efficacité dans la protection des droits et libertés des citoyens d’autre part.
Mais pour mieux servir la construction démocratique dans notre pays, les régulateurs y compris ceux de la protection des droits et libertés, doivent être soumis au contrôle du parlement et bien sûr, à celui des institutions judiciaires. Leur indépendance vis-à-vis de toute pression extérieure ne justifie pas l’absence de contrôle; toute gestion dans un Etat de droit implique reddition des comptes, tant en ce qui concerne l’accomplissement de la mission, qu’en ce qui concerne la gestion du budget.