Eric Vernier : “Si le Maroc se retrouvait sur la liste noire, son économie pourrait en pâtir”
Chercheur associé à l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques), spécialiste du blanchiment et auteur de l’ouvrage paru en septembre 2018 « Fraude fiscale et paradis fiscaux– 2e édition » aux éditions Dunod, Eric Vernier décrypte pour Challenge les tenants et aboutissants de la liste grise des paradis fiscaux établis par l’Union européenne.
Challenge : Comment expliquez-vous que l’Union européenne (UE) ait créé une liste de paradis fiscaux, sans évaluer ceux de l’UE. Pourquoi ?
Eric Vernier : Officiellement, et cela a été rappelé à l’époque par le Commissaire européen Pierre Moscovici, il n’est pas envisageable d’intégrer des pays européens dans la liste parce qu’ils sont censés respecter les règles imposées par les directives anti-blanchiment européennes. Ils seraient donc tous en conformité avec les exigences de l’UE. C’est pourtant faux, il ne faut pas se le cacher. Le Luxembourg par exemple doit être considéré comme un territoire suspect, de même que les Pays-Bas. Par ailleurs, certains territoires se retrouvent hors de tout audit alors qu’ils présentent des caractéristiques plus que douteuses. Je pense à Jersey ou Gibraltar, possessions de la Grande Bretagne. Les pays proches de l’UE tels que le Liechtenstein n’y figurent pas non plus. La raison profonde demeure géopolitique. L’Europe ne peut s’affaiblir en accusant ses propres membres. D’autre part, chacun y trouve son compte. Personne ne veut vraiment faire disparaître ces exceptions fiscales et bancaires qui peuvent encore rendre service. On l’a vu avec l’affaire Carlos Ghosn, ancien patron de Renault-Nissan. Le holding est basé aux Pays-Bas, sans que l’Etat français, actionnaire de Renault, y voit quelque chose à redire.
La liste de l’UE des paradis fiscaux a été actualisée le 10 octobre dernier. Le Maroc figure parmi les juridictions ayant déjà pris de nombreuses mesures positives pour se conformer aux exigences de l’Union européenne, mais devrait terminer ce travail d’ici la fin de 2019. Et ce, afin d’éviter d’être placé sur la liste noire l’année prochaine. Qu’en pensez-vous ?
Il y a deux listes : une liste noire et une liste grise. La liste noire, qui m’a toujours fait sourire, ne comprend que 9 pays, très secondaires comme Oman ou Vanuatu. La liste grise, quant à elle, intègre des pays dont les engagements sont jugés suffisants par l’Union européenne, mais leur mise en œuvre faisant l’objet d’un suivi attentif. Le Maroc est de ceux-là. Or, comme disait le président Chirac, les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent. Il était nécessaire d’émettre ces engagements afin d’éviter la liste noire, même si je pense que la proximité franco-marocaine aurait amené la France à défendre la position de son ami.
Que reproche l’UE au Maroc ? Que risque le Maroc d’être placé sur la liste noire de l’UE ?
Trois critères ont été retenus pour identifier les juridictions non coopératives : concurrence fiscale déloyale, manque de transparence et défaut de lutte contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS), notion un peu technique liée à des montages de transferts entre sociétés. C’est sur ces deux derniers points que l’UE estime que des efforts doivent être entrepris.
Si le Maroc se retrouvait sur la liste noire, son économie pourrait en pâtir. En effet, les échanges bancaires pourraient être sévèrement remis en cause, hypothéquant la stature internationale du Royaume. Cependant cette vision demeure théorique. La realpolitik reprendrait certainement vite le dessus et le Maroc ne serait que peu impacté en définitive. Son image et sa réputation se trouveraient en revanche mises à mal.
Pour de nombreux observateurs, le rabotage des avantages fiscaux concédés aux zones franches et aux exportateurs est justifié par les engagements internationaux du Maroc. Est-ce le prix à payer pour sortir de la liste grise des paradis fiscaux établie par l’UE ?
Selon l’ONG Oxfam, dans son rapport « Tirés d’affaire » du 7 mars, le Maroc doit figurer sur la liste noire « en raison [du] manque de volonté à réformer [ses] politiques fiscales ». Le rabotage répond donc en partie à ces critiques et semble nécessaire pour ne pas rejoindre la liste noire. Mais ces mesures seront-elles suffisantes ?
Quelles réformes le Maroc devrait introduire donc pour échapper à la liste noire de l’UE?
Il faut répondre aux trois critères. Les avantages fiscaux excessifs considérés comme agressifs doivent disparaître. Le pays doit aussi s’engager dans la coopération fiscale prévue par l’OCDE (assistance administrative mutuelle en matière fiscale). Enfin, il faudra intégrer le cadre inclusif BEPS, c’est-à-dire empêcher les multinationales à éluder l’impôt par des montages fiscaux astucieux sur le territoire. Il faudra donc plus de transparence, plus de coopération internationale et moins de dumping fiscal.
Peut-on parler aujourd’hui de progrès dans la lutte contre les paradis fiscaux ?
Je joue toujours l’oiseau de mauvais augure, mais l’histoire me donne malheureusement souvent raison. Le progrès existe mais il est insuffisant. Si certains territoires ont été bannis comme Niue (près de la Nouvelle-Zélande), ils s’avèrent très anecdotiques. Niue n’est peuplé que de quelque milliers d’habitants. Si d’autres nations ont dû se plier à certaines règles comme la Suisse face aux Etats-Unis avec l’accord FATCA, elles n’en demeurent pas moins des paradis fiscaux, délocalisant si nécessaire certaines activités, comme le Luxembourg qui travaille avec le jeune Sud Soudan. Si certaines zones gagnent en transparence, d’autres restent opaques : Proche-Orient, Europe de l’Est, Asie. Enfin, si de grands scandales et de grosses affaires éclatent, n’est-ce pas seulement l’arbre qui cache la forêt ?