Gilles Kepel, ou le récit d’une élocution « passionnée »
Le professeur et politologue français Gilles Kepel, membre de l’institut universitaire de France, a donné plusieurs conférences la semaine dernière dans le Royaume, à Casablanca et Rabat. Cet universitaire de renom publie un nouvel ouvrage intitulé « Passion Arabe ». C’est à l’occasion de cette parution qu’une série de rencontres a été organisée, ayant pour thème « Les révolutions arabes ont-elles été trahies ? ». Retour.
Est-il encore nécessaire de le présenter ? Docteur en sociologie et en science politique, Gilles Kepel est membre de l’institut universitaire de France. Il a notamment enseigné à l’IEP Paris ainsi que dans plusieurs universités prestigieuses américaines, Columbia, New York University, ainsi qu’à la London School of Economics pour n’en citer que quelques-unes. Autant vous dire que sa venue était un rendez-vous immanquable. La conférence de Rabat du vendredi 10 mai dernier s’est tenue à l’Ecole de Gouvernance et d’Economie à Rabat. Organisée conjointement avec l’Institut de France, la conférence a notamment accueilli l’ambassadeur de France au Maroc, ainsi que d’autres personnalités françaises et marocaines. C’est Madame Azzouzi, Directeur Exécutif de l’EGE Rabat, qui a ouvert le bal en remerciant M. Kepel de sa visite lors d’un discours introductif.
Modeste, Gilles Kepel ne prétend pas théoriser ces dernières révolutions arabes. Il est trop tôt pour cela. Du printemps 2011 à février 2013, il effectue 35 voyages dans la région du moyen Orient. Il rencontre tout le monde : des responsables politiques, djihadistes, laïcs, intellectuels, militaires… des profils suffisamment variés pour que sa prose soit riche, renseignée. Plus légitime qu’une théorie, il propose une hypothèse : Kepel souligne la dimension profondément humaine des révolutions, pacifiques dans un premier temps. La progressive résistance de la société civile à des mesures qui apparaissent comme liberticides, la corruption, le despotisme, ont mobilisé les peuples. Ces révolutions d’après lui, sont un moment de l’histoire des pays arabes qui voit l’émergence d’une revendication effective de citoyenneté, mêlée à des bouleversements socio-culturels.
Selon lui, les révolutions arabes qui ont pris place depuis fin 2010 ont suscité beaucoup d’enthousiasme ; les populations se sont unies petit à petit, oubliant leurs antagonismes (et Kepel de rappeler ainsi la théorie Marxiste, « le moment d’enthousiasme »). Mais à cette vague de vive émotion succède une situation plus complexe, tortueuse, avec par exemple le cas douloureux de la Syrie que nous connaissons aujourd’hui.
L’aisance orale et le talent de M. Kepel rendent le discours vivant ; pour expliquer l’origine des révolutions arabes, qui correspond à la date du 17 décembre 2010 en Tunisie, il rappelle que la révolution française de 1789 a débuté lors d’un événement politique relativement mineur, la prise de la Bastille. Laquelle a déclenché un processus révolutionnaire. Il en va de même pour l’embrasement du monde arabe. A cela s’ajoute des éléments structurels de fond : les autorités politiques de ces pays n’étaient plus capables de se reformer, les despotes vieillissants perdant leurs astuces politiques. Déléguant de plus en plus la gestion politique à l’appareil sécuritaire, les modes de gouvernance se sont affaiblis. Les régimes de Ben Ali, Moubarak, Kadhafi, Ali Saleh sont précipités dans les flammes, et l’incendie arrive jusqu’à Bahreïn et en Syrie.
Kepel terminera son discours en abordant le cas de la Syrie : « La révolution a pris une ampleur atroce et a mené à la situation de guerre civile que nous connaissons aujourd’hui. La révolution a commencé comme les autres, de manière pacifique. Puis a suivi le passage à la lutte armée, et à l’insurrection (…). Selon moi, la solution n’est pas militaire. Au regard du niveau d’internationalisation du conflit, il est fort probable que son issue soit le fruit d’un consensus international ».
Une conférence qui donne un avant-goût exaltant de l’ouvrage, publié chez Gallimard. « Passion Arabe » n’est pas un recueil d’équations, de théories. Au lieu de cela, c’est le récit subjectif d’un arabisant qui voit le monde qu’il a connu, étudié, et consacré toute son énergie, entrer dans un tumulte sans précédent.
Passion Arabe, journal 2011-2013, paru chez Gallimard, collection « Témoins » (2013)