L’Egypte : les leçons de l’histoire
Comme prévu, l’armée est entrée dans le jeu. L’expérience égyptienne est pleine d’enseignements pour l’ensemble de la région.
Les citoyens marocains suivent avec intérêt le déroulement du bras de fer en Egypte. Les chaînes satellitaires ont sûrement augmenté leur taux d’écoute cette semaine. Cette proximité a ses explications, qu’il faudra rechercher.
Le cas égyptien est peut-être un cas d’école. La révolution a déboulonné l’un des régimes estimés les plus forts, de manière pacifique. Mieux, elle a terrassé 7000 ans de «pouvoir pharaonique » selon un politologue français et c’est juste, parce que ce pays n’a jamais connu de période démocratique.
Mais les Islamistes n’ont pas su gérer la transition. Leur première méprise c’est l’interprétation qu’ils ont, à ce jour, de leur victoire électorale. Morsi a été élu grâce aux voix de ceux qui sont dans l’opposition, qui ne voulaient pas de Chafik, symbole de l’ère Moubarak, malgré son intégrité reconnue et ancien militaire, ce qui constituait une continuité depuis 1952. Quant au succès lors des législatives, il est d’abord celui d’une machine structurée, face à une multitude d’organisations peu ancrées au niveau national.
Les succès électoraux ne signifiaient pas une adhésion sociale à l’idéologie des frères musulmans, même si la poussée de la religiosité est un phénomène palpable. Politiquement, Morsi a préparé son désastre par une série de mesures qui l’on isolé et unifié l’opposition :
Sa déclaration constitutionnelle de Novembre 2012 est un coup d’Etat blanc. En s’arrogeant tous les pouvoirs et en éliminant du jeu le conseil des Forces armées, il s’est aliéné le reste de la classe politique. La réponse fut le renforcement du front du salut, l’irritation de la cour constitutionnelle et la complication de la transition.
En destituant le procureur général, il s’est mis à dos la justice. Depuis, celle-ci a annulé toutes ses décisions, les jugeant inconstitutionnelles ! Le parlement qui a préparé la constitution est lui-même frappé de cette infamie or, c’est à cette constitution que se réfère Morsi pour revendiquer la légitimité de son action.
Enfin, son revirement sur la Syrie, son appel au Jihad, a irrité au plus haut point l’armée qui considère que ce qui est stratégique, ce qui concerne la sécurité de l’Etat, relève de ses compétences et qu’elle doit être au moins associée à la prise de décision.
Sous la dictée du Chef des frères musulmans, à qui Morsi comme tous les membres, a juré allégeance, plusieurs décisions allant dans le sens d’un contrôle religieux sur la vie privée ont été prises. Les troupes intégristes ont aussi utilisé les mosquées pour appeler à l’isolement des coptes que sont treize millions d’Egyptiens.
Une situation explosive
La situation actuelle est le fruit de cette tentative de détournement de la révolution, aggravée par la volonté de s’accaparer les rouages de l’Etat, en y nommant massivement des membres de la confrérie. Le discours du jeudi 27 juin est celui d’un dictateur en guerre, celui du mardi 3, d’un homme aux abois, prêt à faire des concessions, parce que lâché même par ses collaborateurs les plus proches, ses deux porte-paroles. Entre-temps, l’armée est intervenue en lui lançant un ultimatum. A l’heure où nous écrivons ces lignes, elle n’a pas encore dévoilé sa feuille de route. Morsi et les siens prient encore pour qu’elle n’en fasse rien et multiplient les propositions pour éviter le clash. L’on sait, par des indiscrétions, que le conseil militaire veut créer une direction collégiale civile qui aura pour mission de :
– Préparer les élections dans un délai rapide
– Amender la constitution
– Rétablir la cohésion nationale
C’est fait à l’égyptienne, avec beaucoup de doigté, mais c’est un désaveu, voire la destitution de Morsi. Si l’armée prend des gants, rappelle que les coups d’Etat ne sont pas dans sa culture, c’est que Washington a exprimé son attachement au processus démocratique. Or les USA, et non l’Etat égyptien, sont le principal bailleur de fonds de l’armée.
Il faut bien comprendre la spécificité de cette institution en Egypte. Bien qu’ayant perdu toutes ses guerres, même si elle présente celle de 73 comme une victoire, elle jouit d’un prestige réel. C’est l’un des acteurs économiques les plus importants, qui représente 20 % du PIB. Elle construit des routes, fabrique de l’électroménager et emploie près d’un million de civils. En se mettant du côté des manifestants, c’est elle qui a achevé le régime de Moubarak. La division du pays confère à son intervention une légitimité que ne lui conteste plus que la direction des frères musulmans.
Les relations entre les deux parties sont historiquement erratiques. Un exemple peut éclairer là-dessus. Nasser, assiégé par la foule dans son palais, a appelé à la rescousse le juge Aouda, théoricien des frères musulmans qui les a dispersés par un discours mémorable. Quelques années plus tard, le même juge Aouda était pendu suite à un procès de la direction. A l’inverse, Sadate a soutenu la confrérie, dont il était membre, qui l’a assassiné après Camp David.
L’on ne sait pas ce qui va sortir des événements en cours. Le pire des scénarios serait un affrontement généralisé, impliquant l’armée. L’Egypte serait à feu et à sang et les séquelles la marqueront pour une longue période. L’idéal serait que les frères musulmans acceptent le compromis proposé par l’armée, ils sont coutumiers des revirements et que la transition puisse repartir sur de nouvelles bases. Malgré l’intervention des militaires, c’est la rue qui décidera des développements.
Mais il y a déjà des enseignements à tirer. L’on voit bien que la démocratie ne peut se résumer à des instances représentatives élues. Ce qui a manqué en Egypte ce sont de véritables consensus sur la nature de l’Etat, les libertés fondamentales, les valeurs de la république. En dehors de ces consensus, le gagnant des élections a des tentations hégémoniques, ce qui est le cas.
En dehors de tout procès d’intention, les Islamistes prouvent un peu partout qu’ils ne partagent pas cette vision de la démocratie qui n’est en définitive pour eux, qu’un moyen d’accéder au pouvoir. Autre élément majeur, c’est que le printemps arabe a installé dans les consciences la puissance des peuples. Il y a dix fois plus d’Egyptiens dans la rue que lors de la révolution. Libérés, les citoyens s’expriment, manifestent, croient dans un projet commun. C’est historiquement un changement fondamental pour le monde dit arabe.