Meilleure modélisation Covid-19 : les Marocains Omar Skali Lami et Hamza Tazi Bouardi reviennent sur leurs contributions
Concevoir un outil épidémiologique permettant aux décideurs, quel que soit le pays du globe, d’orienter leurs politiques publiques en matière de lutte contre le Covid-19 afin de préserver la vie de leurs concitoyens, telle a été l’ambition de plusieurs scientifiques émanant du Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Cambridge, aux États-Unis. Un groupe au sein duquel plusieurs Marocains, de par leurs compétences scientifiques, ont pleinement contribué à la réalisation de cet outil de modélisation de la pandémie qui, justement, s’est vu décerner le «Prix Pierskalla», soit l’une des plus hautes distinctions dans le domaine médical. Un véritable travail d’équipe dans lequel Omar Skali Lami, Doctorant en mathématiques appliquées et en recherches opérationnelles et Hamza Tazi Bouardi, Data Scientist chez «Boston Consulting Group GAMMA», et tous deux alumnus du MIT, se sont illustrés. Il faut y ajouter la présence de Driss Lahlou Kitane, dont l’apport pour la réalisation de ce projet, a été lui aussi déterminant. L’occasion pour votre magazine d’effectuer une interview croisée d’Omar Skali Lami et d’Hamza Tazi Bouardi. Ils nous livrent plus de détails sur la conception de ce travail de groupe, mais aussi sur leur parcours universitaire respectif et sur leurs ambitions futures.
Challenge : Pouvez-vous nous rappeler succinctement les différentes phases d’élaboration de ce projet pour lequel votre groupe de recherche scientifique a été primé ?
Omar Skali Lami : Ce projet de recherche a commencé dès lors qu’un certain nombre d’élèves de notre département, à savoir l’ORC (Operations Research Center) du MIT (Massachusetts Institute of Technology), ont exprimé le besoin d’aider à mitiger la propagation et les effets du Covid-19. Avec l’aide de notre superviseur de thèse, le Professeur Dimitris Bertsimas, nous avons lancé ce projet en trois phases. Tout d’abord, une phase initiale où nous avons défini les problématiques les plus importantes et dans lesquelles nous aurions le plus d’impact. Pour cette dernière, nous avons collecté de multiples données émanant par exemple de plus de 200 articles scientifiques. Nous avons recueilli des informations via des sources publiques et privées et nous avons échangé avec des partenaires et autres spécialistes sur le terrain qui luttent au quotidien contre cette pandémie. S’en est suivi une phase de modélisation et de déploiement ; concrètement, nous devions développer rapidement des solutions descriptives, dont un outil de comparaison statistique des comorbidités et des effets du virus. Ajoutez à cela un calculateur de risque d’infection et un calculateur de risque de mortalité. Par ailleurs, nous avons mis en place des solutions prédictives comme la première version de notre modèle épidémiologique DELPHI, ou un test spectroscopique pour détecter du Covid-19. Enfin, nous avons conçu des solutions prescriptives, comme un outil d’allocation de ventilateurs et un autre permettant d’évaluer l’impact des mesures gouvernementales et de distanciation sur l’évolution du virus. Notre objectif ne consistait pas à développer les meilleurs modèles possibles ou les plus élégants mathématiquement, mais nous avions plutôt à cœur de concevoir des modèles performants ayant le plus d’impact rapidement.
Enfin, nous nous sommes consacrés par la suite à améliorer de façon significative nos outils, faisant par exemple de DELPHI l’un des meilleurs modèles, si ce n’est le meilleur modèle prédictif au monde, en le rendant capable de capturer des dynamiques très particulières, comme la baisse du taux de mortalité et l’apparition de nouvelles vagues. Nous nous sommes aussi tournés vers d’autres applications à plus longs termes comme le test et le déploiement de vaccins.
Challenge : Quelles sont les principales difficultés auxquelles vous vous êtes heurtés pour concevoir cet outil ?
Hamza Tazi Bouardi : Effectivement, nous avons dû faire face à plusieurs difficultés. La première consistait à se familiariser avec les principes et les techniques de modélisation épidémiologique, sachant que nous n’en avions jamais fait auparavant. Du coup, il a fallu compulser de nombreux ouvrages, de façon à pouvoir améliorer l’existant et l’adapter au mieux à cette pandémie sans précédent. Autre difficulté : appliquer notre modèle, pas seulement aux États-Unis, mais à toutes les régions du monde, sachant qu’il y en a plus de 250 à ce jour. En fait, nous pouvons attribuer notre réussite à notre implémentation qui nous a permis d’utiliser toutes les ressources de calcul à notre disposition et d’automatiser l’ensemble du processus. Fort heureusement, nous avions toutes les données nécessaires à notre disposition en «open source» via l’université américaine «Johns Hopkins University».
Finalement, le plus gros problème, selon moi, a été de modéliser les nouvelles vagues d’infection. En fait, les modèles d’épidémiologie classiques ne sont intrinsèquement pas faits pour ça, et c’est justement sur ce point qu’il a fallu faire preuve d’innovation en utilisant nos compétences d’ingénieurs et de statisticiens.
Omar Skali Lami : Il faut souligner également que nous sommes avant tout des mathématiciens et nous n’avons aucune formation médicale. Par ailleurs, nous avons dû faire face à certains défis organisationnels, comme le fait de pouvoir convaincre les parties prenantes, au rang desquels les hôpitaux, les entreprises et les politiques, d’utiliser notre modèle et d’implémenter les solutions qu’il suggère rapidement et à grande échelle.
Challenge : Que vous inspire ce «Prix Pierskalla» qui vous a été décerné ainsi qu’à l’ensemble de vos collègues ayant pris part à ce projet ?
Hamza Tazi Bouardi : C’est tout d’abord la consécration de huit mois de travail acharné, à hauteur de 12 heures par jour, voire plus, pour obtenir le meilleur modèle disponible dans le monde, notamment en termes de précision des prédictions. Et j’en suis extrêmement fier. C’est aussi la preuve que rien n’est impossible lorsque l’on s’y met sérieusement. En effet, sans aucune connaissance en épidémiologie, nous sommes parvenus à mieux prédire que tous les autres groupes dans le monde, qu’il s’agisse de géants tels que Google, Columbia, Imperial College London, ou encore IHME, un modèle qui était utilisé par la Maison-Blanche. Finalement, c’est une grande fierté de pouvoir représenter notre pays. Et au-delà d’une très haute distinction personnelle, c’est aussi une façon pour le Maroc de rayonner à travers le monde.
Challenge : Omar Skali Lami : J’ajouterai que c’est la consécration d’un impact réel que nous avons eu avec notre recherche. En plus du volet scientifique et du défi intellectuel et mathématique que cela a représenté, nous avons réussi à affecter de manière positive le monde autour de nous. Cette distinction nous pousse encore plus dans cette direction de contribuer au bien-être de nos semblables. Elle renforce notre confiance en nos compétences et nous encourage à accomplir, nous l’espérons, beaucoup plus à l’avenir.
Challenge : Comment a été perçu votre modèle auprès des instances gouvernementales ? Et comment vous vous y êtes pris pour les inciter à l’utiliser ?
Hamza Tazi Bouardi : Les instances gouvernementales ont tout de suite remarqué la puissance de notre outil et ont très vite voulu l’intégrer dans leurs décisions. Le «Center for Disease Control and Prevention» (CDC), soit la plus haute instance sanitaire aux États-Unis, nous a contactés directement en avril dernier afin d’inclure nos prédictions dans leurs propres prédictions d’ensemble. Toutes les semaines, ils regroupent les prédictions des meilleurs modèles disponibles et les combinent d’une certaine façon pour avoir une analyse plus robuste et statistiquement plus significative. Les autres institutions gouvernementales avec qui nous avons coopéré nous ont directement contacté, qu’il s’agisse de la «Federal Reserve Bank of Philadelphia», le gouvernement de Californie, voire le gouvernement indien, afin de les aider à intégrer notre modèle dans leurs schémas de gestion de la pandémie.
Par ailleurs, une compagnie pharmaceutique majeure nous a choisis parmi tous les autres groupes qui disposent d’outils épidémiologiques dans le monde pour les aider à préparer la phase III de test de leur vaccin contre le Covid-19. Le réel avantage que nous avions était dû au fait que notre implémentation et nos données étaient en «open source» et de bonne qualité. Du coup, n’importe qui pouvait répliquer et/ou compléter notre travail, et ce, très facilement malgré la complexité du modèle.
Challenge : Le Maroc, au même titre que plusieurs pays du monde, a soutenu vos recherches. Dans le cas du Royaume, pouvez-vous nous dire quel a été son appréciation au regard de votre projet ?
Omar Skali Lami : En plus des différentes entreprises et agences gouvernementales, nous avons travaillé avec un certain nombre d’hôpitaux un peu partout dans le monde, en Italie, en Espagne, aux États-Unis, en Grèce et au Maroc. Mais le meilleur exemple de cette collaboration avec notre pays se manifeste dans les travaux de notre groupe sur un test rapide révolutionnaire du Covid-19 basé sur la spectroscopie et mené par notre autre camarade marocain Driss Lahlou Kitane. Ce test permet de diagnostiquer cette maladie en quelques minutes sans utiliser de réactifs. Ces travaux ont été développés en étroite collaboration avec le groupe OCP, l’université Mohammed VI Polytechnique, le laboratoire Anoual et l’INPT, qui nous ont aidés.
Challenge : Revenons à votre cursus de formation. Qu’est-ce qui vous motivé à vous intéresser aux mathématiques, mais également à l’intelligence artificielle et plus particulièrement au «machine learning» ?
Hamza Tazi Bouardi : La passion des mathématiques est réellement apparue vers la seconde au lycée, grâce à mon professeur de l’époque qui, non seulement était extrêmement pédagogue, mais avait à cœur de m’inciter à repousser quotidiennement mes limites. Il m’a fait comprendre que les mathématiques étaient parfaitement accessibles, ludiques, et surtout extrêmement utiles. C’est ce qui m’a poussé à participer aux Olympiades et au Concours général, puis à faire prépa pour devenir ingénieur. En ce qui concerne l’intelligence artificielle (IA), c’est venu de nulle part. À Centrale Paris, je ne savais pas coder, mais j’étais relativement bon en mathématiques ; disons que j’étais en quelque sorte prédestiné à une carrière dans la finance d’entreprises (M&A), comme une grande partie de mes amis à l’époque. Et d’ailleurs, c’était mon objectif jusqu’en février 2018. Finalement, je me suis dit que c’était dommage de ne pas exploiter beaucoup plus mes connaissances et ma passion. Comme l’IA recommençait à devenir à la mode, j’ai décidé d’apprendre à coder de mon côté, tout en découvrant les fondements théoriques de l’IA et du «machine learning» sur mon temps libre.
Mon année de césure a été motivée par ma volonté d’en apprendre plus sur l’IA et ses applications dans les différentes industries, et j’ai donc été «Consultant Data Scientist» dans deux cabinets de conseil, dont le «Boston Consulting Group» où mes connaissances et mes compétences ont progressé de manière exponentielle.
Omar Skali Lami : Ma passion pour les mathématiques est aussi apparue très tôt dans ma vie. J’ai étudié dans le système public marocain où le focus sur les mathématiques est poussé à l’extrême, ce qui m’a conditionné depuis mon plus jeune âge. Au lycée, j’ai participé également à des Olympiades de mathématiques que j’ai fini par remporter. Étant extrêmement compétiteur par nature, j’ai continué sur ma lancée et j’ai rejoint le lycée Louis-le-Grand à Paris ou j’ai encore et toujours fait des mathématiques pures. Ce n’est qu’en intégrant Centrale Paris que j’ai éprouvé le besoin d’appliquer les mathématiques à des problèmes de «la vraie vie» et d’en tirer un impact palpable. Après un bref passage en finance de marché ou j’ai vite compris que ce n’était pas ce qui me rendrait forcément le plus heureux, je me suis tourné vers la recherche opérationnelle et les «data science», car j’y ai vu un énorme potentiel, non seulement intellectuellement avec un domaine où il y avait encore tout à découvrir, mais aussi un potentiel d’impacter profondément les performances des entreprises, des gouvernements et la vie de nos concitoyens.
Challenge : Quelles sont les raisons qui vous ont poussée à opter pour le MIT ?
Hamza Tazi Bouardi : J’ai décidé d’aller au MIT pour consolider tout ce que j’avais appris et me confronter aux cerveaux les plus brillants du monde. C’est l’environnement parfait pour l’innovation et l’apprentissage. Tout le monde est intelligent, aimable et passionné, et les professeurs sont les meilleurs du monde dans leurs domaines respectifs. Mais mon choix d’aller au MIT a réellement été influencé par celui qui sera mon encadrant de recherche, à savoir le Professeur Dimitris Bertsimas. Alors que je pouvais accepter d’aller à Stanford ou Harvard, il m’a convaincu de venir pour l’unicité de la recherche dans son groupe à l’ORC. Un an plus tard, avec cinq publications dans des conférences ou journaux majeurs, un prix «Pierskalla», des responsabilités accrues, une exposition sans pareille et des amitiés sincères, je peux dire que je ne regrette pas une seule seconde mon choix.
Omar Skali Lami : Après Centrale Paris, je n’ai pas hésité à opter pour le MIT. C’est là où j’ai fait la connaissance du Professeur Bertsimas en qui j’ai trouvé tout de suite une compatibilité scientifique et philosophique. À l’issue de mon master, j’ai fini major de promotion et on me proposa de continuer en doctorat. J’ai préféré reporter mon orientation et j’ai rejoint le fleuron du conseil en stratégie et en data, McKinsey & Company, d’abord dans les équipes «Advanced Analytics», puis dans l’équipe «QuantumBlack». Après une année très enrichissante passée au sein de ce Groupe, j’ai décidé de revenir au MIT pour finir mon doctorat. Sous la supervision des Professeurs Bertsimas et Georgia Perakis, j’ai pu travailler sur un large éventail de sujet, principalement l’analyse prédictive et prescriptive, les statistiques bayésiennes et l’optimisation sous incertitude, appliquée aux domaines de la santé, du «pricing» et revenu management, de la finance et de la logistique.
Challenge : Avez-vous, à priori, une idée précise de l’orientation vous souhaiteriez donner à votre carrière scientifique, ou du domaine dans lequel vous aimeriez exercer en particulier ? Cette orientation professionnelle pourrait-elle passer un jour où l’autre par le Maroc ?
Hamza Tazi Bouardi : Je viens de commencer ma carrière professionnelle au bureau de New York du «Boston Consulting Group», en tant que Consultant et «Data Scientist» pour leur entité «analytics» (BCG GAMMA). Je voulais appliquer mes connaissances et mes compétences pour aider les entreprises ou institutions à valoriser leurs données, à créer de la valeur et à générer des avantages compétitifs. À terme, le but est de voir le plus d’applications possibles afin de les importer au Maroc, et aider mon pays à réinventer son économie et sa croissance avec l’aide de tous les autres cerveaux marocains.
Omar Skali Lami : Je me dirige vraisemblablement dans des domaines où la recherche opérationnelle a une place prépondérante. C’est le cas par exemple du monde académique, qui parle particulièrement à mon appétence pour l’enseignement et la recherche scientifique. Idem pour celui du conseil en stratégie, à la lumière de mon expérience particulièrement positive au sein de McKinsey & Company et de mon désir d’évoluer dans un environnement compétitif et à fort impact. Il me reste néanmoins beaucoup à découvrir, en science comme en industrie. Le Maroc reste toujours dans un coin de mon esprit, à moyen ou à long terme, non seulement car j’ai des liens forts avec mon pays, mais aussi parce que c’est l’un des endroits qui a le plus besoin de nos compétences et où le potentiel d’impacter les choses positivement est le plus grand.