Tribune et Débats

Les accords de transfert de technologie et le droit des ententes au Maroc [par Maître Nadia El Baroudi Kostrikis]

Les accords de transfert de technologie sont des accords par lesquels le propriétaire d’une technologie autorise son exploitation par une ou plusieurs autres entreprises. Une technologie peut faire l’objet d’un tel accord lorsqu’elle est protégée par un monopole d’exploitation. Ce dernier peut néanmoins poser problème lorsqu’il altère le jeu de la concurrence sur un marché déterminé.  Quels sont alors les mécanismes mis en place par le droit de la concurrence marocain pour protéger ledit marché ? L’analyse détaillée de Maître Nadia El Baroudi Kostrikis, Docteur en droit et Fellow du Chartered Institute of Arbitrators (FCIArb).

De nos jours, la compétition économique mondiale est, pour une grande partie, fondée sur la connaissance. Cette économie de la connaissance est un élément clé de la croissance et du développement des pays développés comme des pays en voie de développement. Le Maroc, à l’instar d’autres pays, cherche à construire et à promouvoir ce type d’économie. 

La recherche scientifique et l’innovation technologique sont des éléments fondamentaux de l’économie contemporaine et constituent même parfois un élément essentiel à la survie de l’entreprise. En effet, dans certains secteurs économiques, les entreprises privées ou publiques doivent investir dans des activités de recherche et développement afin de rester ou devenir concurrentielles, ou garder voire conquérir de nouvelles parts de marché.

La recherche pouvant se révéler très coûteuse et très risquée, le législateur, dans le but de favoriser et de protéger l’innovation résultant de cette recherche – et promouvoir ainsi le développement technologique – a créé un droit de la propriété industrielle. Celui-ci permet à l’inventeur de jouir d’un monopole d’exploitation sur le territoire de l’État dont la législation lui accorde ce droit. Ce monopole protège son titulaire de toute exploitation de sa technologie par des tiers. Cette protection, bien que temporaire et limitée à un territoire déterminé, récompense l’effort d’innovation entrepris en permettant à son détenteur de profiter seul de la réussite commerciale de sa technologie.

La recherche peut également être protégée par le secret, il s’agit alors de savoir-faire. Le secret permet au détenteur de ce savoir-faire de jouir d’un monopole d’exploitation tant qu’il ne fait pas l’objet d’une divulgation. L’exemple le plus classique du secret bien gardé, est celui de la formule du Coca-Cola. Au lieu de déposer un brevet sur l’invention que constituait la formule, l’entreprise Coca-Cola a fait le choix de garder confidentielle la composition de sa fameuse boisson. Le brevet aurait nécessité la divulgation de la formule et aurait permis à tout concurrent de fabriquer la boisson à son expiration. En gardant la formule secrète, l’entreprise a pu conserver un monopole de fait sur sa boisson, et ce depuis 1886.

Une nouvelle technologie ne contribue au progrès économique et ne dynamise l’activité économique que si elle fait l’objet d’une exploitation sur le marché des produits et des services. En effet, elle doit servir à la création de produits ou de services nouveaux l’incorporant ou fabriqués à partir d’un processus en dérivant.

Le propriétaire d’une technologie dispose de trois options quant à son exploitation : il peut l’exploiter seul, l’exploiter conjointement avec d’autres entreprises ou ne pas l’exploiter du tout. Lorsque le propriétaire d’une technologie ne souhaite pas l’exploiter ou ne souhaite pas l’exploiter seul, il peut transférer son droit d’exploitation à d’autres opérateurs économiques. L’opération de transfert de technologie s’effectue alors par le biais d’un accord de transfert de technologie.

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Les accords de transfert de technologie peuvent être de natures différentes : accords de licence, de sous-licence ou de cession. Le projet international de Code international de conduite pour les transferts de technologie définit les transferts de technologie comme « […] le transfert des connaissances systématiques nécessaires à la fabrication d’un produit, à l’application d’un procédé ou à la prestation d’un service […] » et qui « […] ne s’étend pas aux transactions comportant la simple vente ou le simple louage de bien ».

Le monopole d’exploitation conféré par le secret entourant le savoir-faire ou par le droit de propriété industrielle – via par exemple un brevet – est un excellent instrument de concurrence. Il permet à l’entreprise qui le détient de bénéficier d’un avantage concurrentiel certain sur un marché de produits ou de services déterminés, tant que la durée légale de protection n’est pas expirée ou tant que le secret est bien gardé. Ce monopole d’exploitation peut néanmoins poser problème lorsqu’il est susceptible d’altérer le jeu de la concurrence sur un marché déterminé.

En effet, compte tenu du pouvoir de marché que peuvent procurer ces monopoles d’exploitation, les accords de transfert de technologie peuvent tomber sous le coup de la loi n° 104-12 relative à la liberté des prix et de la concurrence au Maroc (loi n° 104-12). Cette loi s’applique « à toutes les personnes physiques ou morales, qu’elles aient ou non leur siège ou des établissements au Maroc, dès lors que leurs opérations ou comportements ont pour objet ou peuvent avoir un effet sur la concurrence sur le marché marocain ou sur une partie substantielle de celui-ci ».

Le droit de la concurrence marocain a pour vocation de protéger le marché contre toute pratique susceptible de l’affecter. Cette protection se manifeste par une réglementation des comportements, grâce à la prohibition des pratiques anticoncurrentielles et par un contrôle des structures dans le cadre des projets de rachat et de fusion d’entreprises. Ce contrôle des structures est rattaché au contrôle des concentrations. Afin de favoriser la création, la diffusion et l’exploitation de l’innovation dans des conditions concurrentielles optimales, le droit des ententes, qui constitue une des pratiques anticoncurrentielles prévues par la loi n° 104-12, joue un rôle essentiel.

Les accords de transfert de technologie et le droit marocain des ententes

Les accords de transfert de technologie sont susceptibles de tomber sous le coup de la prohibition des ententes prévues à l’article 6 de la loi n° 104-12 relative à la liberté des prix et de la concurrence au Maroc. En effet, celui-ci proscrit, « lorsqu’elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes ou  coalitions expresses ou tacites, sous quelque forme et pour quelque cause que ce soit, notamment lorsqu’elles tendent à :

  1. Limiter l’accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d’autres entreprises ;
  2. Faire obstacle à la formation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse ;
  3. Limiter ou contrôler la production, les débouchés, les investissements ou le progrès technique ;
  4. Répartir les marchés, les sources d’approvisionnement ou les marchés publics. »

Les accords de transfert de technologie tomberont sous le coup de la prohibition des ententes s’ils ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché.

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Il est cependant important de souligner que certains accords de transfert de technologie qui ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché, échappent à la prohibition de l’article 6 s’ils remplissent les conditions prévues à l’article 9 de la même loi. En effet, cet article 9 permet à ces accords d’être autorisés ou exemptés de la prohibition des ententes lorsque leurs auteurs :

« […] peuvent justifier qu’elles ont pour effet de contribuer au progrès économique et/ou technique, y compris par la création ou le maintien d’emplois et qu’elles réservent aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, sans donner aux entreprises intéressées la possibilité d’éliminer la concurrence pour une partie substantielle des biens, produits et services en cause. Ces pratiques ne doivent imposer des restrictions à la concurrence que dans la mesure où elles sont indispensables pour atteindre cet objectif de progrès. »

L’article 9 de la loi n° 104-12 liste ainsi quatre conditions qui permettent de s’assurer que les avantages résultant ou susceptibles de résulter de l’accord de transfert de technologie sont plus importants que les inconvénients qui peuvent en découler et porter atteinte à la concurrence. Ces quatre conditions sont cumulatives, il suffit que l’une d’entre elles fasse défaut pour que l’exemption ne puisse être accordée. L’articulation des articles 6 et 9 de la loi sur la concurrence au Maroc permet de réaliser un bilan économique de l’accord de transfert de technologie et d’autoriser ou exempter ceux dont les effets positifs l’emportent sur leurs effets négatifs sur la concurrence.

La question qui se pose est de déterminer les moyens mis à la disposition des opérateurs économiques, afin qu’ils puissent réaliser le bilan économique de leurs accords de transfert de technologie. Comment peuvent-ils déterminer avec certitude que les clauses contenues dans leur contrat réalisent un bilan économique positif permettant l’exemption prévue à l’article 9 de la loi sur la concurrence ?

Contrairement aux dispositions de la loi en matière de concentrations, la loi ne prévoit pas de notification dans le cadre des pratiques anticoncurrentielles. Les opérateurs économiques doivent effectuer leur autoévaluation eux-mêmes. Le contenu de leurs accords de transfert de technologie devra faire l’objet d’une attention particulière dans la mesure où, comme nous le verrons plus loin, dans le cadre de l’étude du droit communautaire des ententes, l’évaluation du bilan économique d’un accord au regard du droit des ententes n’est pas chose aisée.

À moins de puiser dans l’expérience communautaire, les opérateurs économiques risquent de rencontrer des difficultés à autoévaluer et à déterminer le bilan économique de leurs accords de transfert de technologie. Le cadre légal actuel et l’absence de notification au Conseil de la Concurrence n’est pas de nature à contribuer à la sécurité juridique des opérateurs économiques et peut compliquer la tâche des rédacteurs de ce type de contrats. 

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L’impact que peut avoir le droit de la concurrence au Maroc et tout particulièrement le droit des ententes sur les accords de transfert de technologie ne peut, à mon sens, être appréhendé sans prendre en compte le droit communautaire des ententes applicable à ce type d’accords. En effet, le droit de la concurrence marocain est un droit jeune largement inspiré par le droit communautaire. Celui-ci, ainsi que la pratique décisionnelle communautaire, peuvent être d’une grande utilité au développement du cadre juridique marocain en matière de droit de la concurrence en général et de droit des ententes en particulier.

Ces questions sont très importantes au regard du risque juridique auquel s’exposent les parties à un accord de transfert de technologie dont le bilan économique s’avérerait négatif. La sécurité juridique des opérateurs économiques, au même titre que l’innovation technologique, est un élément essentiel au développement d’une économie de la connaissance au Maroc.

L’accord de transfert de technologie et le droit communautaire des ententes

Le droit communautaire des ententes, consacré par l’article 101 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), comme le droit marocain des ententes, prévoit une interdiction et une exemption des pratiques anticoncurrentielles en fonction du caractère positif ou négatif de leurs bilans économiques.

L’article 101, paragraphe 1, à l’instar de l’article 6 de la loi n° 104-12, interdit les accords qui auraient pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché. L’article 101, paragraphe 3, à l’instar de l’article 9 de la loi n° 104-12, permet aux accords susceptibles de tomber sous le coup de la prohibition des ententes de bénéficier d’une exemption. En droit marocain comme en droit communautaire, l’articulation de ces articles permet à certains accords de transfert de technologie d’être autorisés lorsque leur bilan économique est positif. Le bilan économique d’un accord de transfert de technologie se révèle positif lorsque ses effets pro-concurrentiels s’avèrent plus importants que ses effets anti-concurrentiels sur un marché déterminé.

À l’origine, l’exemption ne pouvait être qu’individuelle. Un système d’autorisation centralisé avait été mis en place par la Commission européenne qui détenait alors le monopole de l’exemption. Ce monopole permettait à la Commission de développer une politique cohérente en matière de concurrence dans la Communauté européenne en y assurant une application uniforme du droit de la concurrence. Aucun contrat ne pouvait bénéficier d’une exemption sans avoir été préalablement notifié à la Commission. Les entreprises pouvaient ainsi notifier leurs accords à la Commission afin de s’assurer qu’ils remplissaient bien les conditions de l’exemption.

En 1962, la Commission a élaboré le premier corps de règles applicables aux accords de transfert de technologie. Il s’agissait de la communication sur les accords de licence de brevet, qui dressait une liste des clauses considérées comme valables par la Commission au regard du droit de la concurrence communautaire et une liste de clauses qu’au contraire elle n’accepterait pas.

Plus tard, afin d’éviter que les autorités communautaires ne soient submergées de notifications individuelles de la part d’entreprises soucieuses de s’assurer que leur accord ne tombe pas sous le coup de la prohibition des ententes, le Conseil de l’Union européenne a autorisé la Commission à adopter des règlements d’exemption pour certaines catégories d’accords. L’accord qui remplit les conditions d’application du règlement d’exemption est considéré par la Commission et a fortiori par les autorités et juridictions nationales des pays membres comme légalement valide et applicable.

Les premiers règlements d’exemption par catégorie adoptés par la Commission applicables aux accords de transfert de technologie datent des années 1980. De 1984 à 2014, cinq règlements d’exemption ont été adoptés en matière d’accords de transfert de technologie. En 30 ans, les analyses de la Commission se sont affinées, cependant cette pluralité de règlements démontre les tâtonnements de la Commission en la matière et sa difficulté à trouver un compromis entre les impératifs de protection de la concurrence et la nécessité de favoriser l’innovation dans le marché communautaire.

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L’approche adoptée par la Commission dans l’élaboration des trois premiers règlements d’exemption était essentiellement juridique. La Commission y prévoyait une liste de clauses composée de clauses interdites, une liste de clauses autorisées car non restrictives de concurrence et une liste de clauses autorisées bien que restrictives de concurrence. Cette approche juridique entraînait par sa rigidité une uniformité contractuelle et enfermait les accords de transfert de technologie dans un carcan juridique. En effet, les entreprises, afin d’être certaines de bénéficier de l’exemption, se sentaient obligées de respecter ce « contrat-type » imposé par la Commission.

En outre, cette analyse juridique centrée sur les clauses, ne permettait pas de se rendre compte de l’effet de certains contrats sur la concurrence. Elle entraînait une insécurité juridique pour les opérateurs économiques dont le contrat ne correspondait pas au modèle fixé par la Commission. Un contrat ne répondant pas parfaitement au modèle de la Commission n’était pourtant pas nécessairement restrictif de concurrence.

Afin d’encourager la diffusion des connaissances techniques et la fabrication de produits techniquement améliorés dans la Communauté européenne, la Commission a changé son approche dans ses deux derniers règlements d’exemption par catégorie en adoptant une démarche à la fois juridique et économique. Cette nouvelle approche met l’accent sur l’appréciation du pouvoir de marché des entreprises en cause et sur les seules clauses interdites. Elle permet ainsi aux parties de disposer d’une plus grande liberté contractuelle en simplifiant le cadre réglementaire de l’exemption tout en réalisant un meilleur compromis entre concurrence et innovation.

Dans le cadre des deux derniers règlements d’exemption par catégorie applicables aux accords de transfert de technologie – le plus récent datant de 2014 –, tout accord se trouvant dans la zone de sécurité, c’est-à-dire en dessous de certains seuils de parts de marché et ne comportant aucune restriction interdite, bénéficie automatiquement de l’exemption par catégorie et ne tombe pas sous le coup de la prohibition des ententes communautaires.

La Commission a abandonné l’évaluation contractuelle pour s’attacher à une évaluation économique qui prend en compte la puissance des parties sur le marché en cause et la relation de concurrence ou de non-concurrence des parties au contrat. Le pouvoir de marché des entreprises concernées et l’existence de produits ou de technologies de substitution sont dorénavant les facteurs permettant d’évaluer si les effets pro-concurrentiels d’un accord de transfert de technologie l’emportent sur ses effets anti-concurrentiels. Cette approche fortement inspirée par la réglementation américaine en la matière, permet ainsi de faciliter le transfert technologique dans un contexte de globalisation économique.

À titre d’exemple, dans le nouveau règlement d’exemption par catégorie, certaines clauses sont interdites car restrictives par nature, et ce, quelle que soit la part de marché des entreprises. Il s’agira notamment de certaines restrictions en matière de prix, de certaines restrictions en matière de clientèle et de vente, de restrictions limitant la production du preneur de licence et de restrictions limitant la capacité du preneur d’exploiter sa propre technologie ou limitant sa capacité à effectuer de la recherche et développement. Leur traitement sera néanmoins différent selon que l’accord est conclu entre concurrents ou entre non-concurrents.

En ce qui concerne les clauses autorisées au titre de l’exemption par catégorie, il est important de souligner qu’elles le sont pour deux raisons principales : soit parce qu’elles sont inhérentes à la diffusion des technologies, soit parce qu’elles favorisent la diffusion des technologies. Sont notamment autorisées parce qu’inhérentes à la diffusion des technologies : la clause de confidentialité, la clause interdisant au licencié d’accorder des sous-licences et la clause de redevance minimale. Sont également autorisées parce qu’elles favorisent la diffusion des technologies certaines restrictions territoriales de production ou de vente, ou certaines restrictions d’exploitation telles que celles qui limitent la production ou le domaine technique d’application.

Les options du propriétaire d’une technologie
« Le propriétaire d’une technologie dispose de trois options quant à son exploitation : il peut l’exploiter seul, l’exploiter conjointement avec d’autres entreprises ou ne pas l’exploiter du tout. Lorsque le propriétaire d’une technologie ne souhaite pas l’exploiter ou ne souhaite pas l’exploiter seul, il peut transférer son droit d’exploitation à d’autres opérateurs économiques. L’opération de transfert de technologie s’effectue alors par le biais d’un accord de transfert de technologie. »

Par Maître Nadia El Baroudi Kostrikis, Docteur en droit et Fellow du Chartered Institute of Arbitrators (FCIArb)

e-mail : n.baroudi@azur.legal

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