Vers la création d’une compagnie nationale maritime de fret ?
Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) vient de faire plusieurs recommandations pour faire face au choc inflationniste.
L’étude de la faisabilité pour monter une flotte maritime de fret gérée par une compagnie nationale viens en tête des recommandations faites par le CESE. Cette étude a pour objectif de réduire la dépendance du Maroc aux compagnies étrangères, d’une part, et de l’autre, le risque de rupture d’approvisionnement, tout en atténuant l’impact de la flambée des tarifs de transport imposés par ces compagnies étrangères en période de crise. La création d’une telle compagnie est-elle nécessaire et viable ?
Jamais l’absence d’une compagnie nationale maritime de fret ne s’est autant fait sentir que lors de la crise sanitaire et des restrictions. Si dans l’aérien, la compagnie aérienne nationale a été réactive et a appliqué les instructions de l’État, notamment pour aller chercher les vaccins ; dans le maritime, en revanche, il fallait compter sur les compagnies étrangères pour approvisionner le pays. « Durant la crise sanitaire, ce que l’Etat a injecté comme subventions en billets dans le cadre de l’opération Marhaba 2021 et versé à la RAM s’élèverait à plus de 3 milliards de DH, un montant qui ne s’est pas transformé en navires ou en avions. Cette manne aurait suffi pour lancer une compagnie maritime nationale de fret », selon un opérateur du secteur maritime.
Lire aussi | Masen et la région de Wallonie lancent un projet-pilote dans l’industrie et le transport
Si ce 14 novembre, Royal Air Maroc et l’ASMEX (Association marocaine des exportateurs) ont signé une nouvelle convention après celle établie en avril 2016, offrant aux exportateurs marocains de bénéficier de tarifs préférentiels sur les tarifs du Fret aérien à l’exportation, ces opérateurs, par exemple, ne peuvent guère prétendre aux mêmes avantages dans le transport maritime, quasiment entre les mains les compagnies étrangères. «Depuis deux ans, nous tentons de sensibiliser les compagnies étrangères opérant au Maroc, afin d’arriver à ce même type de partenariat que nous venons de renforcer avec la compagnie aérienne nationale. Pour l’heure, sur l’Afrique où nous avons de grandes ambitions pour l’exportation, par exemple, ces compagnies maritimes ne prennent que ce qu’elles veulent et fixent les prix comme elles l’entendent. En fait, si la destination choisie n’est pas sur leur chemin ou que le volume à transporter est moins rentable qu’ailleurs, elles préfèrent annuler la prestation. Avec une telle situation, le Maroc ne pourra pas participer efficacement à la Zone de Libre Echange Continentale Africaine (ZLECAF). C’est pour cela, que nous avons engagé une nouvelle fois des pourparlers avec ces compagnies maritimes en attendant de disposer un jour d’une compagnie maritime nationale de fret», affirme Hassan Sentissi, Président de l’ASMEX.
Sur le terrain aujourd’hui, le taux de couverture de la balance fret est passé à près de 6% contre 25% dans les années 1980, ce qui n’est pas sans conséquence sur les tarifs pratiqués par les compagnies étrangères. Le Conseil de la Concurrence au Maroc souvent interpellé, voire saisi par les acteurs locaux, sur des questions relatives aux pratiques imposées par les grands armateurs. C’était le cas, il y a de cela quelques mois, pour le dossier entre l’armateur Maersk et les Freight Forwarders. En effet, Maersk avait imposé certaines exigences aux commissionnaires, à savoir, soit de travailler directement avec lui, soit de verser une surcharge d’au moins 25 dollars sur certaines de ses opérations. Ce qui a provoqué l’ire des opérateurs marocains. L’Association des Freight Forwarders du Maroc (AFFM), à travers la Fédération de Transport et de la Logistique de la CGEM, avait alors décidé à son tour de saisir le Conseil de la Concurrence pour abus de position dominante. Une action qui a eu pour effet d’obliger le géant danois à se rétracter et à faire marche arrière. «Les coûts de transport des marchandises et le temps de transit sont plus élevés au Maroc. Le constat dressé par l’étude du cabinet ALG Transportation Infrastructure & Logistiques rejoint celui établi par la Banque mondiale il y a quelques années. En effet, relier Casablanca à Hong-Kong peut être jusqu’à 30% plus cher comparativement à d’autres zones avec des distances similaires, et le temps de transit nécessite deux jours de plus que dans des régions comparables», souligne Mohammed Mezen, Doctorant en économie et gestion.
Lire aussi | Driss Herrati : « Dans le secteur du transport et de la logistique, le besoin est énorme en personnel qualifié »
Pourtant, au cours de la décennie 1980/1990, le drapeau marocain sillonnait toutes les mers du globe. C’était un pavillon qui avait un poids dans le commerce international. L’industrie maritime du Maroc connaissait une prospérité inégalée et l’année 1986 est mémorable : la flotte franchit pour la première fois le seuil historique des 400.000 tonneaux de jauge brute (405 749 tx) ; il y avait alors 63 navires générant 25 600 emplois. « À partir de 1973, le Maroc a voulu tirer profit de l’expansion économique internationale et des disponibilités financières pour réaliser un vaste programme de relance des secteurs productifs. Il a édicté des mesures de promotion pour les secteurs du tourisme, de l’agriculture, de l’industrie et également pour la marine marchande. Les aides financières et fiscales, octroyées à cette époque au secteur maritime, ont permis la création d’une flotte marchande nationale remarquable, puisque le nombre de compagnies de navigation est passé de 4 à 20 et la flotte de 12 à 60 navires entre 1973 et 1980.», constate Mohammed Mezen.
Mais, en 1995, le gouvernement de l’époque décide d’abroger l’ensemble des codes d’investissement y compris celui du secteur maritime de 1985. En l’absence de soutien, la flotte commence alors à perdre peu à peu de son élan et de sa dynamique. Mais, c’est au moment où le marché de transport maritime marocain est libéralisé (2006), que commence l’effondrement. Pour rappel, cette libéralisation (appelée aussi « Open Sea ») permet à tous les pavillons étrangers d’opérer librement en provenance et/ou à destination des ports marocains sans aucune restriction.
Lire aussi | Transport maritime, un secteur qui traumatise les banquiers
Actuellement, la marine marchande du Royaume ne compte que 17 navires, tous types confondus (voir tableau). Sur ce total, l’on compte seulement 6 porte-conteneurs (tous à capitaux étrangers) et 5 tankers (avec présence historique d’intérêts étrangers), les 6 navires restants sont dédiés au transport de passagers dont trois appartiennent à des capitaux marocains (Inter Shipping-2 unités- et Africa Morocco Link-1 unité-). Depuis, les armateurs marocains sont alors brutalement livrés à eux-mêmes dans un marché globalisé, avec en perspective le spectre général des faillites en cascades. Ils ne disposent plus d’un cadre fiscal, réglementaire, commercial et opérationnel qui puisse leur permettre de survivre à leurs charges d’exploitation, notamment aux frais de carburant. En plus des effets de la libéralisation, il faut citer la crise financière mondiale de 2008. En l’absence de fonds de roulement, les compagnies nationales jettent l’éponge.
Armement emblématique et 3ème transporteur mondial d’acide phosphorique (1988), Marphocéan est démantelé en juillet 2009. Il en est de même successivement pour Limadet, IMTC, Comarit et Comanav-ferry (2011). En fait, déjà en 2003, la Limadet est incorporée à la Comanav. Ensuite, cette dernière est vendue au groupe français CMA CGM (2007), qui cède à son tour (février 2009) l’activité ferry à la Comarit. En 2007, le groupe IMTC achète quatre superbes porte-conteneurs « Ice Class », les meilleurs de leur génération. Pour réaliser ces investissements, IMTC et Comarit assèchent leurs fonds propres et font appel à l’endettement. Toutefois, en 2008, c’est la flambée des prix du carburant. Les deux compagnies résistent mais en 2011, la trésorerie ayant atteint le seuil de rupture, elles se déclarent en cessation de paiement. « La législation marocaine en matière de marine marchande est complètement dépassée, car elle date du début du 20ème siècle. Cette situation a fait que des compagnies maritimes marocaines comme Marphocéan, IMTC, Limadet ou encore Comarit, qui avaient fait leur preuve n’aient pu continuer. Il est plus qu’urgent de revoir les textes qui régissent la marine marchande marocaine.
Comment expliquer qu’on interdise aux compagnies marocaines de racheter des navires de plus de 21 ans, quand le problème ne se pose aucunement pour nos concurrents ? Pourquoi obliger les compagnies marocaines à acheter des navires, alors que nos concurrents profitent de la possibilité de les affréter ? Les compagnies marocaines payent l’IS pendant que leurs concurrents espagnols, italiens, grecs etc, soumis à un régime appelé connect tax, en sont exemptés. Il faut que nos compagnies soient au même niveau que leurs concurrents. Ce n’est pas un hasard si les deux seules compagnies marocaines du secteur sont dans des difficultés », martèle cet opérateur qui tient à garder l’anonymat et qui trouve logique que les banques marocaines tournent le dos au secteur. «Objectivement, les banques ne peuvent pas jouer le jeu pour la simple raison que les compagnies Comanav, IMTC et Comarit, qui étaient en faillite, leur ont laissé une ardoise de 2 milliards de DH», dit-il.
Lire aussi | Transport intercontinental. Partenariat entre AMTRI et STG pour renforcer la présence des systèmes intelligents
Aujourd’hui et depuis que les compagnies marocaines ont jeté l’éponge, le Maroc est devenu un terrain de jeu pour les armateurs étrangers. Outre les géants du secteur regroupés à travers trois alliances majeures («2M Alliance» avec Maersk et MSC, «Ocean Alliance» avec CMA CGM, COSCO et Evergreen, «The Aliiance» avec Yang ming Hyundai Merchant marine) qui contrôlent 70 % du trafic mondial conteneurisé, d’autres compagnies maritimes moyennes ont mis le cap sur le Maroc et arrivent à tirer leur épingle du jeu. Parmi celles-ci, on peut citer les armateurs turcs qui profitent beaucoup de la position stratégique et des capacités de transbordement qu’offrent des plateformes comme Tanger Med. C’est ainsi que depuis août dernier, la turque Akkon Shipping qui a installé une filiale dans le Royaume, a lancé une ligne régulière Turquie-Italie-Maroc, rejoignant ainsi deux autres compagnies turques, notamment Medkon Lines et Arkas, implantées dans le Royaume depuis 2008.
Mohamed El Jaouadi, président d’Armateurs du Maroc (ARMA)
De manière générale, lorsque des Etats décident d’investir ou d’avoir un pavillon national, c’est pour deux raisons majeures que l’on peut scinder en raisons économiques ou non. Pour les raisons économiques qui peuvent inciter un Etat à investir dans la marine marchande, la première des choses c’est que l’on pourrait penser que, par exemple, le transport maritime va contribuer au développement du commerce extérieur. Il s’agira dans ce cas, de mettre l’outil au profit du commerce extérieur import-export. Ainsi, une flotte nationale pourrait aider à promouvoir le commerce extérieur du pays. C’était le cas du Maroc dans les années 1970. La deuxième raison qui peut inciter un Etat à avoir une marine marchande, est quand celui-ci décide d’assimiler le transport maritime à une activité offshore ou internationale afin de drainer des devises. Pour certains États également, le transport maritime pourrait contribuer à créer des emplois. Autre raison, peut-être la plus importante économique, c’est l’intégration économique. Au-delà, il peut s’agir aussi de considérations non économiques et qui sont peut-être les plus importantes. Ainsi, je citerai des intérêts géopolitiques ou géostratégiques. En effet, pour certains Etats, il faut forcément assurer l’approvisionnement de certaines matières premières, de certaines matières très stratégiques pour le pays. C’est là, un moyen de ne pas dépendre entièrement d’une matière ou de fournisseurs étrangers. »